dimanche 1 mars 2009

Damia, la tragédienne de la chanson






Damia fut sans doute l’une des plus célèbres vedettes du music hall français d’avant guerre. Celle qui fut surnommée la tragédienne de la chanson était avec Frehel, Berthe Sylva, Suzy Solidor, Lys Gauty et Edith Piaf l’une des prestigieuses représentantes de « la chanson réaliste », refrains et couplets tragiques et sordides qui, dans le même esprit qu’Eugène Sue ou Zola, brossent à grands traits des histoires d’amours désespérées, les misères matérielles et morales des milieux les plus défavorisés.

Née en 1889, cette fille d’un agent de police fit pas mal de bêtises dans sa jeunesse, et un séjour en maison de correction. Juste avant la première guerre mondiale, elle joue dans plusieurs spectacles et remplace Mistinguett pour danser la valse chaloupée dans la version londonienne de cette revue avec Max Dearly. Le comédien, atterré par le look de la jeune artiste, teinte en rousse et parée de fanfreluches, lui suggère de troquer ses tenues excentriques pour une robe noire plus sobre. Roberty, professeur de chant et mari de Fréhel, la jeune protégée de la belle Otéro, la prend en mains : après avoir beaucoup fait la noce avec les deux femmes, Roberty quitte finalement Fréhel pour épouser Damia.


Avec l’aide de son mari, Damia va se constituer un répertoire tragique de qualité : adaptations de poésies de Verlaine ou Jules Jouy, poèmes de poilus mis en musique. L’originalité de son répertoire et la force avec laquelle elle présente ses chansons (en robe noire, sans manches, éclairée par un seul projecteur) vont rapidement en faire une très grande vedette du monde de la chanson. Certes la voix de Damia est râpeuse et irrégulière, mais elle donne le frisson. Quant à son répertoire, il est d’une qualité et d’une classe nettement supérieures à celui de sa concurrente Berthe Sylva, qui enchaîne les rengaines tellement mélodramatiques qu’elles sombrent dans le ridicule (comme cette chanson du gamin qui sur son lit de mort réclame « son Polichinelle, son joujou, son pantin… »).
Dans les années 20, Damia se partage entre le tour de chant et quelques rôles au théâtre. En 1927, elle incarne avec rage la Marseillaise dans le Napoléon d’Abel Gance : son apparition est tout bonnement saisissante : on a l’impression de voir un bas relief de l’Arc de triomphe et la nation conduisant les français au combat pour préserver leur liberté.

Au début du cinéma parlant, les producteurs de cinéma français font naturellement appel aux grandes gloires du music hall, pour jouer dans des films agrémentés de chansons. Hélas, la technique sonore est encore rudimentaire, et le résultat est rarement réussi. Damia joue le rôle principal (une chanteuse mourante) de « Tu m’oublieras » d’Henri Diamant Berger qui racontera dans son autobiographie, à propos de son premier film parlant : « Suivant la mode, il veut que nous produisions des films musicaux ; ils détiennent tous les records de recettes. Je compose un premier scénario sur un thème de musique et j’engage la chanteuse Damia, l’une des grandes admirations de mon adolescence. Elle chantait au café-concert de l’Eldorado ; sa voix puissante aux inflexions rauques emplissait la salle. J’aimais sa haute silhouette noire, ses gestes larges, cette espèce de franchise confiante, en parfaite communion avec le public. Je reconstitue le vieil Eldorado en studio, j’écris ma première chanson : Tu m’oublieras ; Jean Lenoir, le compositeur de Parlez-moi d’amour, en écrit la musique… ».

Toujours sous la direction de Diamant Berger, on la retrouve l’année suivante dans Sola. Elle y joue le rôle d’une chanteuse déchue qui finit sa carrière dans un cabaret minable de Singapour. Elle préfère renoncer au jeune homme qui l’aime follement. Mais celui-ci, va la tuer et se suicider après : on nage en plein mélo. Damia y chante une « fille à matelots » dont l’outrance et le ridicule font penser à certains titres de Berthe Sylva : sans doute un air sur commande composé à la va-vite pour le film. L’air principal du film « tu ne sais pas aimer (d’ailleurs c’est mieux, cela fait trop souffrir, adieu ! ») est de meilleure facture. L’interprétation de Damia fut bien jugée par la critique, même si on la trouva trop âgée pour le rôle.
En somme ces deux mélos chantés, tentant maladroitement de transposer à l’écran l’univers lugubre de ses chansons, ne vont pas faire grand-chose dans la carrière de Damia.


En revanche, Damia fait une apparition remarquable dans l’excellente adaptation d’un roman de Simenon, La tête d’un homme (1932) en chanteuse camée, égrainant une « complainte » désespérée. Elle paraît aussi dans les perles de la couronne de Guitry (un vrai who’s who des stars de l’époque) : ah ! Comme j’admirais la rediffusion de ce genre de films à la télé quand j’étais petit !
Au cours des années 30, Damia fera filmer plusieurs de ses chansons (les naufragés, la mauvaise prière) pour des courts-métrages, ancêtres des clips- vidéo, perdus pour la plupart. Les images ne correspondaient pas toujours aux paroles. Ainsi dans l’un d’eux, on voit une femme nue entrant dans sa baignoire, écoutant Damia à la radio …

Dans les années 30, grâce à l’aide de son amant Bérard, le patron de la firme de disques Columbia, Damia enregistre ses plus grands succès : la complainte de Mackie de K Weill et Brecht, la guinguette a fermé ses volets, des chansons pacifistes comme la lugubre malédiction (sorte d’illustration sonore du J’accuse d’Abel Gance) ou le prémonitoire « tout fout l’camp » ainsi que des chansons de films (la version française de Night and Day, très éloignée de la version de Fred Astaire- qui faisait parait il l’objet d’une mise en scène surprenante lors de sa revue au Casino de Paris ; le vent m’a dit une chanson tiré d’un film avec Zarah Leander).
Cette grande dépressive qui « s’emmerdait souvent » pour reprendre ses propres termes excellait bien sûr dans les chansons sur le spleen d'une inspiration néo-baudelairienne comme « j’ai l’cafard »,« pluie », ou « moi je m’ennuie ».
Pendant la guerre, Damia opte pour un répertoire plus gai ( la rue de notre amour) pour distraire le public.
Après la libération, la chanson française connaît de gros changements, et le style réaliste est complètement démodé. Edith Piaf, qui enregistre depuis 1936, est entre temps devenu un véritable mythe phagocytant toutes ses rivales (et inspiratrices). Damia recueille de mauvaises critiques lors de son passage à Pleyel : on lui reproche de ne pas se renouveler. Après avoir obtenu un succès aussi considérable qu’inattendu lors d’une tournée au Japon (on l’on raffole de sa version de sombre dimanche), elle fait ses adieux vers 1956 à l’Olympia (Jacques Brel assure la première partie du spectacle). La même année, elle joue le rôle d’une mendiante dans le populaire Notre Dame de Paris de J Delannoy avec Gina Lollobrigida.
Les dernières années de sa vie, Damia était parait-il très aigrie et cinglante quand on lui parlait de nouvelles vedettes comme Mireille Mathieu « qui n’avaient pas mangé comme elle de la vache enragée ».
Damia est décédée en 1978 des suites de la maladie d'Alzeihmer. Elle avait oublié depuis longtemps la grande artiste qu'elel avit été comme le show business ingrat.


La quasi-totalité de ses enregistrements sont ressortis en CD. Si l’âpreté de sa voix et certaines orchestrations (celles de Pierre Chagnon sont en revanche de qualité) peuvent déranger au premier abord, on est conquis par son authenticité. Dommage qu’on ne trouve rien sur elle en DVD. Allez, imaginons un DVD avec Sola et tu m’oublieras (même s’ils sont hyper ringards, ces films ont tout au moins un intérêt historique), et le documentaire de Juliette Berto et quelques chansons filmées en bonus…On peut toujours rêver.

3 commentaires:

  1. Dans la passionnante série documentaire "Les Heures Chaudes de Montparnasse" de Jean-Marie Drot, Damia est interwievée dans l'épisode "La Rue de la Gaîté" (épisode 13). Dispo en DVD.

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  3. J'ai bien aimé la bio "Damia, une diva française" par Francesco Rapazzini (chez Perrin). En la refermant, on se dit que la diva n'a pas toujours su bien s'entourer, une constante chez les grandes chanteuses de la première moitié du XXe siècle. Celles et ceux qui prétendaient gérer sa carrière - surtout après la guerre durant les difficiles et délicates années de l'épuration - l'ont poussée à faire des mauvais choix. Sans renier ses grands succès d'avant-guerre que lui réclamait le public, elle aurait pu moderniser son répertoire. (Piaf et Marlene surent rebondir dans ce sens.)
    Encore bravo pour votre site.

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