vendredi 27 avril 2012

Misora Hibari, petite princesse de l'extrême orient

Superstar de la chanson japonaise, Misora Hibari a atteint les sommets de la célébrité au pays du soleil levant : déclarée trésor national vivant, la chanteuse aux 80 millions de disques vendus est restée une véritable icone dans son pays, bien après son décès. Grande vedette d’une multitude de comédies et mélodrames musicaux, la petite hirondelle a grandi devant les spectateurs et les a accompagné des désastreuses années d’après-guerre au formidable miracle économique. Si la chanteuse a bercé l’optimisme et l’espoir retrouvé de toute une population, sa vie privée a été un somptueux ratage : la solitude et l’amertume derrière les paillettes et le fard. Née en 1937 à Yokohama, Misora Hibari a souvent déclaré qu’elle avait appris à chanter avant de parler et toujours préféré les disques aux livres à colorier. D’origine modeste (son père est poissonnier), la gamine se fait remarquer très jeune en chantant dans les fêtes familiales. Sa maman l’inscrit à des concours de chant.
De fil en aiguille, elle décroche des rôles dans des spectacles et se produit en concert dès 8 ans, avant de débuter à l’écran dans le film Triste sifflement, l'histoire d'une gamine des rues recueillie par un vieux musicien et sa fille. Misora Hibari y fait preuve d'une très grande maturité et d’un talent évident. Il est surprenant de la voir chanter dans son petit costume à queue de pie avec son chapeau haut de forme. Même plus de 60 ans après on reste médusé par une telle assurance, un talent aussi affirmé et surtout l'absence de cabotinage et d'angélisme des petis singes savants ou fillettes en sucre : on l'céoute et on l'admire comme une artiste adulte.
Parallèlement, elle enregistre son premier 78 tours, un boogie woogie qui bât très vite des records de vente. L’année suivante, elle triomphe dans l’enfant de la rue, un mélo musical, où elle incarne une orpheline qui lutte contre l’adversité : la petite actrice est devenue un véritable symbole pour un Japon qui entend bien renaître de ses cendres. On l’acclame, on la réclame et sa mère, ravie de cette célébrité et de l’argent gagné la fait rentrer dans un engrenage infernal. La fillette va enchaîner les films d’une façon boulimique et presque irraisonnée, négligeant les études pour n’évoluer que dans un monde d’adultes, sans camarades de son âge. Complètement déconnectée de la réalité, la jeune chanteuse est adulée et applaudie mais en fait seule et malheureuse. Il est facile de faire un parallèle avec la carrière de la star américaine Judy Garland, soumise elle-aussi à un rythme infernal dès sa plus tendre enfance et victime de son succès. Musicalement, Misora va donner ses lettres de noblesse à la chanson « enka », un style musical populaire japonais datant de l'ère Shōwa, composé de balades évoquant la nostalgie du pays natal et les chagrins d’amour. Son plus grand succès sera le "Aishu hatoba" quai du chagrin date de 1960. Cependant, elle ne craint pas de s’aventurer sur d’autres territoires musicaux en enregistrant en anglais pas mal de standards du jazz ou de la variété internationale comme la vie en rose ou l’hymne à l’amour de Piaf ou Over the rainbow de Judy Garland. Très versatile, elle ne dédaigne ni les ritournelles napolitaines ni l’opéra. La chanteuse déchaîne les passions d’un public fanatique : en 1957, une admiratrice dérangée va même essayer de lui brûler le visage avec de l’acide chloridrique pendant une représentation théâtrale.
Coté cinéma, il est difficile de passer en revue les très nombreux films qu’elle a interprété : des comédies légères bâties sur des scénarii gentillets (comme le concours de produits de beauté) ou des mélodrames, sans oublier de nombreux films de chambara (cape et épée- ou plutôt sabre pour être plus précis) en costumes traditionnels produits par la firme Toei. Des films presque tous inédits en Europe et en Amérique, hormis Adorable jeunesse (janken musume) de 1955, une fantaisie musicale pimpante et colorée, truffée de chansons d’origine américaine et dans laquelle Misora chante en cœur avec Eri Chiemi et Izumi Yukimura. Elle y donne aussi une jolie version anglaise de la vie en rose. Que le film soit gai et léger ou plus grave, Misora chante à de nombreuses reprises. Ces films intègrent d’ailleurs souvent des petites pièces de théâtre chantées. Pour les besoins de l’intrigue ou des numéros musicaux, elle se déguise souvent en garçon. En Europe, pas mal de vedettes de comédies musicales s’étaient prêtées au jeu dans des films comme Victor Victoria, mais Misora se fera une spécialité de ces doubles rôles.
En 1962, elle épouse Kobayashi Akira, acteur-chanteur d’origine coréenne comme elle, très populaire à la fin des années 50 . Une union malheureuse qui sera de courte durée. Misora avouera plus tard avoir beaucoup chanté l’amour sans savoir vraiment ce dont il s’agissait ou encore que le public était le seul compagnon de sa vie. D’aucuns prétendent que la star aimait les femmes, ce qui évidemment était absolument inavouable dans les années 60. Au fil de la décennie, l’actrice raréfie ses apparitions sur le grand écran pour se concentrer surtout à la scène et au disque(elle reprend notamment Tombe la neige d’Adamo, un méga tube au Japon). Elle tourne son dernier film en 1970, une comédie d’Umetsugu, le grand spécialiste du cinéma musical, très connu pour ses œuvrettes à l’américaine tournées à Hong Kong. C’est la maman de la star qui l’avait contacté : Umetsigu a témoigné du grand professionnalisme de l’artiste et de ses qualités d’actrice dramatique En 1973, son nom est mêlé à un scandale de la mafia japonaise, quand son frère Tetsuya Katō est poursuivi pour ses malversations dans un gang et un trafic d’armes. Même si la plainte n’aboutira pas, la vedette sera tout de même bannie d’un grand show télévisé pour les fêtes de fin d’année et vivement blessée par ces évènements.
Dans les années 80, le décès de son omniprésente mère, de ses deux frères, de sa meilleure amie la chanteuse Eri Chiemi (connue pour ses nombreuses reprises de hits américains) vont beaucoup l’atteindre. La chanteuse est un peu passée de mode et ses nouveaux disques ne rencontrent plus le même succès. Misora noie son chagrin dans l’alcool et les cigarettes, ce qui va gravement nuire à sa santé. Souffrant d’une hépatite virale, de cirrhose du foie et de douleurs dorsales aigues, se produire sur scène devient un vrai calvaire. Incapable de monter des escaliers, les salles de spectacle doivent être aménagées d’ascenseurs pour véhiculer la star. Pourtant dès que les feux de la rampe s’allument, la star ne laisse rien paraître de ses souffrances. Un an avant son décès elle se produira encore sur une très grande scène de Tokyo pour un récital très applaudi. En 1989, après plusieurs séjours à l’hôpital, Misora décède d’une pneumonie à 52 ans seulement. Elle aura droit à des funérailles nationales, dignes de celles réservées aux empereurs comme Hiro-Hito décédé 5 mois plus tôt. Elle fait toujours l’objet d’un véritable culte de la part des Japonais : des hommages musicaux venant de tous les pays, une statue à Yokohama, un musée à sa gloire qui a attiré plus de 5 millions de visiteurs, des coffrets de DVDs (sans sous-titres hélas, et à des prix largement dissuasifs)…le Japon n’est pas prêt de l’oublier.

mardi 24 avril 2012

Alice Babs, Mlle Swing de Suède

La mouvance swing et la musique jazzy des grands orchestres de variété ont déferlé sur l’Europe au cours des années 30. En Suède comme ailleurs, les rythmes syncopés se sont vite imposés, et une toute jeune fille vive et charmante était là pour incarner non seulement une nouvelle façon de chanter mais aussi une nouvelle jeunesse : la souriante Alice Babs,
appelée à devenir une grande dame du jazz et
une des interprètes favorites du grand Duke Ellington.

Née en 1924 à Kalmar en Suède, Alice Babs a accompagné pendant ses jeunes années ses parents qui se produisaient dans des théâtres amateurs. Dès l’âge de 13 ans, elle recevait des propositions pour chanter dans des night-clubs de Stockholm que se famille a préféré décliner dans un premier temps. Après avoir suivi des cours de chant, elle se lance enfin à 15 ans dans les boîtes de nuit où son aptitude à chanter la tyrolienne aussi bien qu’à swinguer mélodieusement avec un soupçon de fantaisie lui vaut rapidement un succès certain. La musique américaine commence en effet à connaître un succès croissant sur les ondes, surtout auprès du public adolescent : les comédies musicales de Judy Garland et les grands orchestres de variété séduisent le public alors qu’en France commence à sévir la vogue « zazou ». Alice décroche un contrat avec une maison de disque (elle grave son premier disque en anglais en 1939 : the yodeling girl) et la firme cinématographique Filmindustri entend bien exploiter le jeune phénomène.

Dès 1940, Alice se retrouve en vedette de Mlle Swing et son professeur de Shamyl Bauman où, tout comme la toute jeune Judy Garland dans Everybody sing (1936), elle sème le trouble au collège en osant chanter du jazz et des onomatopées pendant les cours. Son prof de chant (Adolf Jahr) dont elle est secrètement amoureuse est son allié. Une intrigue simplette certes, mais le film exhale une réelle fraîcheur et candeur qu’on ne retrouve pas forcément dans les comédies musicales adolescentes un peu mécaniques tournées aux USA avec Mickey Ronney ou Deanna Durbin. Les chansons ressemblent à s’y méprendre à des succès américains du genre (le titre swing it magister présentant de fortes similitudes avec swing Mr Charlie de Garland). Aussi, on a du mal à croire que le film provoqua un vrai scandale à sa sortie chez les familles bien-pensantes, que la musique jazzy fut qualifiée de primaire et la jeune Alice traitée de petite garce tout juste bonne à "recevoir une fessée"! Il faut rappeler qu’avant-guerre la Suède était un pays très strict et très conservateur, et que les pasteurs exerçaient encore un véritable ascendant sur la vie des citoyens. Cependant le buzz sera finalement très profiteur, et le film sera distribué avec succès dans plusieurs pays d’Europe, chose rare à l’époque !

Les professeurs en vacances (1942) nous narre la suite des aventures de l’attachante Mlle Swing : un film qui ne casse pas trois pattes à un canard, mais se regarde sans souci avec ses personnages cocasses. Vocalement, les prestations sympathiques (notamment une variation swing de la barcarolle des Contes d’Hoffmann) d’Alice rappellent un peu celles de notre Irène de Trébert nationale à la même époque. Toujours en 1942, Alice joue dans En trallande jänta une gentillette orpheline qui grâce au soutien du pasteur et de tout son village devient chanteuse à Stockholm. C’est gentillet, mais ce type de spectacles est très apprécié pendant cette sombre période. En 1944, elle est pilote d’avion pour les besoins du film Ornungar : titulaire d’une licence, la chanteuse n’a pas besoin d’être doublée par les scènes de vol. Elle interprète aussi un hymne au drapeau suédois, moment patriotique bienvenu pour remonter le moral des suédois. La même année, la jeune vedette se marie : la naissance de ses trois enfants va un peu ralentir sa carrière (On la retrouve néanmoins dans le film la chanson de Stockholm (1947)).

En 1949, déjà au faîte de sa gloire dans son pays, elle entame une carrière internationale en se produisant au Festival de Jazz de Paris, où l’on peut constater qu’elle a fait pas mal de progrès depuis ses débuts.
Les critiques ventent « sa voix pure et merveilleusement timbrée ». Elle assure le doublage du dessin animé Cendrillon pour la Suède en 1950. A partir de 1953, la chanteuse se recentre sur le cinéma, notamment aux cotés de Povel Ramel, talentueux et facétieux chanteur et auteur de revues. En 1954, elle fait une tournée en Allemagne ou son répertoire composé de tyroliennes et d’airs jazzy cadre totalement avec les goûts du public : elle décroche un contrat avec une maison de disques, un premier tube en allemand (ein mann musst nicht immer schon sein) et un rôle secondaire dans un film « la rhapsodie suédoise » avec Maj-Britt Nilsson et Karlheinz Böhm. Parmi ses tubes allemands figurent notamment une version de Lollipop et de you send me de Sam Cook. Je leur préfère sa version jazzy de la chanson du film Tunnel of love de Doris Day, où l’aisance de son interprétation et sa voix mélodieuse font merveille. De retour en Suède, Alice regagne les bancs de l’école dans un musical estudiantin : mais ce n’est plus elle l’élève gentiment délurée : elle enseigne à présent (Mlle Swing et son élève 1956).

En 1958, Alice représente la Suède à l’eurovision : en costume traditionnel, elle ne joue pas la carte de la nouveauté. Pourtant, c’est en reprenant un veux tube qu’elle avait déjà gravé en 1939, qu’Alice remporte un succès en Grande Bretagne en 1963, en pleine révolution musicale : il faut dire que sa version aérienne et gentiment décoiffante d’After you’ve gone est dans l’air du temps (43ème au top anglais). La même année, Duke Ellington la remarque à la télévision, il est séduit par sa voix, et ne mâche pas ses mots : « le rêve de tout compositeur, l’artiste la plus unique qu’il connaisse » selon ses dires. La chanteuse va désormais l’accompagner lors de la plupart de ses tournées en Europe jusqu’en 1973. Le fameux compositeur, très inspiré par la religion, consacrera les dernières années de sa vie à des concerts de musique sacrée, avec Alice pour interprète féminine.

 Après le décès du maître, Alice souffrante se retire sous la Costa del sol, à Marbella plus exactement où elle réside depuis 1973 où elle se consacre à des activités religieuses (son ami Duke Ellington l’ayant rapprochée de la foi) et à des parties de golf. Mais le virus du spectacle ne l’a pas quittée et à 74 ans, elle a fait un come- back inattendu en sortant un album après 18 ans de silence ! En 1998, des concerts à guichets fermés dans les grandes villes de suède ont permis à un jeune public de redécouvrir une légendaire artiste, toujours très en voix. Depuis, Alice est retournée sur la Costa del Sol : il paraît qu’elle adore le flamenco et Paco de Lucia, et s’occuper de ses 9 petit enfants.